1944 – 1948
La Belgique est libérée en septembre 1944. L’hebdomadaire Spirou, qui avait disparu pendant presque un an, peut enfin reparaître. Le n° 1 du 5 octobre 1944 emmène Spirou voyager dans le temps. Dans le même numéro, Jijé revient avec une deuxième histoire de Jean Valhardi qui commence aux bords de la Lesse, affluent de la Meuse qui traverse le Condroz et la Famenne. Ces histoires ont la particularité d’avoir été dessinées depuis la Dinantaise, une ancienne filature où Joseph Gillain est incarcéré durant deux mois. En effet, pendant la guerre, les voisins des Gillain avaient remarqué qu’il restait chez lui à dessiner, à peindre ou à s’occuper de son jardin alors que le travail obligatoire aurait dû le cantonner en Allemagne. En fait, Joseph avait reçu, via les éditions Dupuis pour qu’il continue à dessiner dans Spirou, une carte de la Propaganda Abteilung (organisme de l’occupant allemand contrôlant la presse) qui était remise à tous les journalistes et photographes locaux et les dispensait de tout travail obligatoire. Il fut immédiatement libéré lorsqu’il annonça à Dupuis qu’il arrêtait de fournir des planches pour l’hebdomadaire ! Il est évident que Gillain n’a jamais eu de sympathie pour l’envahisseur et que cet emprisonnement n’était dû qu’à l’empressement de certains à régler des comptes sur la base de rumeurs non vérifiées. Durant cet intermède, Joseph aura l’occasion de côtoyer de nombreux soldats américains, sur l’uniforme desquels il dessinera des pin-up. En terminant l’histoire de Christophe Colomb découvrant l’Amérique, il va prolonger un symbole américain dans une nouvelle aventure de Spirou, « Fantasio et la jeep ».
En avril 1945, les Gillain vont s’installer à Overijse commune verte située à l’est de Bruxelles. Joseph Gillain y invite Philippe Denis (1912-1978), graveur et sculpteur qu’il a connu à l’École de Métiers d’art de Maredsous. À l’automne 1945, deux petits jeunes, André Franquin (1924-1997) et Morris (Maurice De Bévère 1923-2001), vont se présenter chez Charles Dupuis pour travailler dans Spirou. Il les envoie chez Joseph Gillain. Ils travailleront ensemble dans un petit local de la rue du Fossé-aux-loups (à Bruxelles) qu’avait loué Charles Dupuis pour y installer un studio, lequel est fréquenté également par Eddy Paape (1920-2012). Toujours en 1945, Joseph Gillain se lance dans une biographie du Christ à la demande de l’abbé Henri Balthasar (1889-1954) qu’il avait connu avant la guerre pour des travaux dans les églises (sculptures, chemin de croix, fresques). Joseph va utiliser la technique du lavis pour illustrer près de 150 planches dont le résultat sera masqué par un excès de textes. Ce travail ayant duré plus d’un an, il confiera la série Spirou à André Franquin (publication juin 1946), la série Jean Valhardi à Eddy Paape (publication juillet 1946) et la série Blondin et Cirage à Victor Hubinon (publication novembre 1947).
Après un peu plus d’une année passée à Overijse, les Gillain vont vivre pendant six mois à La Panne, ils sont accompagnés du dessinateur Will (Willy Maltaite 1927-2000), qui habitait chez les Gillain à Dinant depuis l’âge de 14 ans. Jijé apprendra à dessiner à celui qui allait reprendre avec succès la série « Tif et Tondu » dans Spirou dès 1949. Joseph Gillain invite également dans sa maison Lucien De Roeck (1915-2002), graphiste et illustrateur belge à qui l’on doit, notamment, le logo de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958.
En décembre 1946, toute la famille, accompagnée de Will, déménage à Waterloo au sud de Bruxelles. Sur les instances de Charles Dupuis, André Franquin et Morris rencontrent à nouveau Joseph Gillain à Waterloo pour discuter de leur travail. Joseph ne trouve rien de mieux que de leur proposer de loger dans sa maison. C’est là que naîtra, en avril 1947, le quatrième enfant Gillain, leur fille Dominique. La bande des quatre – c’est ainsi qu’on surnomme Gillain, Will, Franquin et Morris – va vivre durant une longue année dans un esprit de constante émulation.
En septembre 1947 et juin 1948, Joseph fait deux courts séjours en Angleterre pour procéder à des repérages concernant Baden Powell. Il effectue également un séjour de trois semaines dans le Piémont (Italie) pour s’imprégner des lieux où vécut Don Bosco.
Durant ces deux dernières années, Joseph aura produit un grand nombre d’illustrations pour des romans publiés chez Dupuis ainsi qu’une petite vingtaine de dessins humoristiques pour les couvertures du Moustique. C’est le produit de ces dessins qui servira à payer la traversée de l’Atlantique de la famille Gillain.
1948-1950
Inquiet de l’avancée du communisme en Europe, Joseph décide de quitter le Vieux Continent avec femme et enfants et de gagner les États-Unis. Il emmène avec lui Franquin et Morris, Will n’étant pas du voyage. Avant le départ, on fête joyeusement, ce qui donnera lieu à des réjouissances mémorables à Waterloo avec notamment Jean-Michel Charlier (1924-1989), Georges Troisfontaines (1919-2007) et Eddy Paape (1920-2012). Le petit groupe embarque le 3 août 1948 sur le « Nieuw Amsterdam » de la Holland-Amerika Lijn qui fait la traversée Rotterdam – New York. Le bateau transporte 1230 passagers, dont la plupart sont des émigrants cherchant à faire fortune dans le Nouveau Monde. Le bateau accoste à New York le 10 août 1948. Joseph Gillain doit calmer son impatience avant de pouvoir se rendre à Los Angeles, car son permis de conduire n’est pas valable aux États-Unis. La tribu reste donc deux semaines à New York avant que Joseph ne puisse avoir un permis de conduire américain.
Une fois le permis obtenu, Joseph achète une Ford Hudson d’occasion qui transportera les quatre adultes et les quatre enfants de la côte est à la côte ouest. Une fois arrivé à Los Angeles, le 2 septembre 1948, le trio de dessinateurs est tout étonné d’apprendre que le centre de la bande dessinée est à New York et non pas en Californie comme Joseph le pensait erronément. Étant donné que le groupe est rentré aux États-Unis avec un visa touristique de trois mois, les Gillain gagnent le Mexique. Ils passent la frontière et s’installent à Tijuana pour trois mois, tandis que Franquin et Morris sont contraints d’attendre l’expiration de leur visa, à San Diego, pour pouvoir les rejoindre. Le 17 décembre 1948, la bande au complet repasse la frontière à San Ysidro et traverse l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le Texas, pour finalement arriver à Laredo le jour de Noël.
Durant ce périple, Joseph s’imprègne des beautés naturelles de la région, où, plus tard, il situera plusieurs histoires de Jerry Spring. Le lendemain de Noël, après avoir laissé la vieille Hudson sur le territoire américain, le groupe reprend le train pour Mexico. Franquin et Morris vont s’y installer, tandis que les Gillain loueront une maison à Cuernavaca dans la grande banlieue au sud de la capitale. Ils y logeront un peu plus de six mois.
À la fin de ce séjour mexicain, en juillet 1949, les Gillain reçoivent finalement un permis de séjour pour les États-Unis. André Franquin décide de rentrer en Belgique, tandis que Morris accompagne les Gillain qui s’installeront à Wilton dans le Connecticut, à une heure de route de New York. C’est durant ce séjour sur la côte est des États-Unis que Joseph Gillain fait la connaissance de René Goscinny (1926-1977), à qui il présente Morris, lequel lui proposera plus tard de scénariser ses Lucky Luke. À l’expiration de leur permis de séjour, les Gillain, faute d’avoir un travail local aux États-Unis, doivent rentrer en Belgique. Ils rentreront, fin juillet 1950, avec le « Stratheden » de la Cunard Line qui fait le voyage New York – Southampton. Ils séjournent à Dinant durant quelques semaines. Morris, quant à lui, reste aux États-Unis, où il a pu s’établir grâce à son inscription dans une école d’art. Il rentrera en Belgique en 1955.
Durant tout ce périple américain, Joseph aura dessiné presque l’intégralité de Baden Powell (parue dans Spirou du 21 octobre 1948 au 22 juin 1950) ainsi que la deuxième version de Don Bosco (publiée dans Le Moustique du 13 novembre 1949 au 26 novembre 1950). Il aura également dessiné une courte histoire de Spirou pour dépanner Franquin en mal d’inspiration (« Comme une Mouche au plafond », parue dans Spirou du 21 avril au 21 juillet 1949). Le trio de dessinateurs envoyait, par la poste, leurs planches hebdomadaires aux éditions Dupuis en Belgique, lesquelles en retour leur envoyaient de l’argent par chèque ou mandat au gré de leurs pérégrinations. La vie n’était pas toujours facile, surtout avec de jeunes enfants, mais cette épopée aura permis à chacun de progresser dans son art pour développer sa propre série (Lucky Luke pour Morris, Spirou et Fantasio pour Franquin).
1950 – 1954
À la fin de l’été 1950, Joseph et Annie, accompagnés de Will, partent pour le sud de la France, les enfants restant en Belgique. Au gré de leurs étapes, ils finissent par tomber sous le charme de la petite ville de Cassis dans le département des Bouches-du-Rhône. Dans un premier temps, ils vont loger quelques semaines au Bestouan, une villa au bord de la plage du même nom, appartenant à la famille de Bressy. Finalement, ils trouvent résidence dans la villa « le Petit Moulin » sur les hauteurs de Cassis, non loin de la calanque de Port Miou. Les enfants les rejoindront rapidement, pour y passer leur année scolaire.
Joseph, encore tout imprégné de son voyage au Mexique, reprend la série Blondin et Cirage, qu’il a prêtée à Hubinon. La première histoire se passe précisément au pays des cactus et des mariachis. Il y introduit une fille débrouillarde, Conchita, qui se fera immédiatement adopter par le duo bicolore. Cette histoire sera publiée dans Spirou de janvier à juin 1951 et sera immédiatement suivie par « Le Nègre Blanc », où le duo fera connaissance de Pwa-Kasé héritier du roi Trombo-Nakoulis, souverain d’un pays d’Afrique noire. À la fin de son séjour à Cassis, Joseph dessine encore une courte histoire de Spirou et Fantasio qui se déroule justement dans les calanques. Cet intérim de Franquin sera publié dans Spirou en juin et juillet 1951. Cet été-là, les Gillain et Will remontent en Belgique, sont logés dans la famille à Dinant et dans la région de Charleroi. Will s’installe à Bruxelles, où il se mariera quelques mois plus tard.
Joseph Gillain souhaitant résider dans un endroit où le climat est doux, décide en septembre 1951 de redescendre sur la Côte d’Azur. Cette fois-ci, les Gillain s’installent dans la Villa Saramartel à Juan-les-Pins. Ils y resteront durant trois années scolaires; durant l’été, ils sont contraints de libérer la villa, louée au prix fort à des vacanciers par la propriétaire. Joseph va beaucoup peindre dans cette région inondée de soleil et de saveurs provençales. À l’automne 1951, il entame des illustrations au lavis pour le « Comte de Monte Cristo » d’Alexandre Dumas (1802-1870). Ce roman sera publié dans le Moustique de novembre 1951 à septembre 1952. Il poursuit également les aventures de Blondin et Cirage, retravaillant une histoire inachevée de Trinet et Trinette (« Du sang sur la neige », parue en mai 1941 dans Spirou) interrompue pour cause de pénurie de papier durant l’occupation. Cette nouvelle aventure est intitulée « Kamiliola » et paraîtra dans Spirou de février à juillet 1952. Il enchaîne avec une histoire sentimentale « El Senserenico », qui sera publiée dans une autre publication des éditions Dupuis Les Bonnes Soirées, d’octobre 1952 à février 1953.
Après une pause de quelques mois, Jijé reprend la série Blondin et Cirage en parodiant la compagnie MGM et la série des films Tarzan (1932-1942) avec l’acteur Johnny Weismuller. La « major » hollywoodienne s’appelle ici « Betro Moldwyn Bayer », son producteur Bob Rustler (littéralement le voleur de bétail – ou de chevaux) et le manager de Tarzan, Archibald Goldfish (littéralement le poisson rouge).
Nous sommes fin 1953. Jijé s’attaque au western réaliste avec la série Jerry Spring dont les premières histoires ne portent pas de titre en prépublication dans l’hebdomadaire Spirou. En album, cela donnera « Golden Creek, le secret de la mine abandonnée » publiée de mars à juin 1954, « Yucca Ranch » de juillet à novembre 1954, « Lune d’Argent » de février à juin 1955 et « Trafic d’Armes » de juillet à novembre 1955. Parallèlement à la création de la première histoire de Jerry Spring, Joseph Gillain va illustrer le roman d’un missionnaire belge au Canada (Elle vit! de Joseph Pirot, 1949) qui était ami d’Eugène Gillain, père du dessinateur. Il y raconte l’histoire d’une famille hongroise émigrée dans l’ouest du Canada, dont le personnage principal, Jean Choumak, représente tout à la fois le bien et le mal, l’honnêteté et l’alcoolisme, avant que l’histoire se termine par un moral happy-end. Ce récit sera publié dans le Moustique de février à novembre 1954. Toujours la même année 1954, Jijé dessine sa dernière histoire de Blondin et Cirage, » Blondin et Cirage et les Soucoupes Volantes », qui sera publiée dans Spirou de décembre 1954 à mars 1955. Cette histoire met en vedette un cousin du Marsupilami, qui va vivre des péripéties au Tibet, quelques années avant qu’un illustre reporter n’y mette les pieds.
1954 – 1958
Au début de l’été 1954, les Gillain libèrent la maison de Juan-les-Pins et rentrent en Belgique. Les enfants vont rester dans la famille tandis que Joseph, Annie et leur fils aîné Benoît vont se mettre à la recherche d’une maison dans la région parisienne. Le trio reste quelques semaines dans un camping à Viry-Châtillon durant les recherches. Leur choix se portera sur une ancienne orangerie sise à Champrosay, un hameau de la ville de Draveil dans le département de l’Essone. Une fois la transaction réalisée, Joseph installe une caravane sur la propriété et se met à l’ouvrage pour restaurer la maison. Ces travaux dureront plusieurs mois durant lesquels les trois autres enfants suivront leur scolarité en pensionnat à l’étranger.
Jijé continue à dessiner les histoires de Jerry Spring (« La passe des Indiens ») et commet quelques récits plus courts qui paraîtront dans « La piste du Grand Nord » et « Le ranch de la Malchance ». Il récupère aussi la série Jean Valhardi qu’il avait laissée à Eddy Paape en 1946. À cette occasion, il crée le personnage de Gégène, photographe débutant, qu’il adjoint à son héros. Cette première aventure « Valhardi contre le Soleil Noir » verra nos héros affronter une organisation secrète asiatique située sur une île déserte de l’océan Pacifique. L’histoire paraîtra dans Spirou d’octobre 1956 à mars 1957. Ce retour de Valhardi étant concluant, Gillain accepte un scénario de Jean-Michel Charlier pour « Le gang du Diamant » (Spirou de mars à septembre 1957); il retrouvera le même scénariste neuf ans plus tard pour les aventures de Tanguy et Laverdure.
En 1956, Max Mayeu (alias Sirius, 1911-1997), créateur de L’Épervier Bleu, Bouldaldar et la série Timour, descend en voiture vers le sud-est de l’Espagne, accompagné de son épouse et de leur fille. Ils s’arrêtent, par hasard, à Javea au sud de Valence et sont subjugués par la beauté de l’endroit. Ils décident rapidement d’y acheter une maison (Santa Lucia); ils y inviteront fréquemment la famille Gillain, ainsi que bon nombre des auteurs de l’École de Marcinelle. Trois ans plus tard, Max Mayeu fera acquisition de la maison du Tosal, ancienne bâtisse du XVIIe siècle, plantée au milieu de citronniers et avec une vue superbe sur le Montgo, le point culminant de la région. Au fil des ans, plusieurs dessinateurs transiteront par cette demeure de charme du nord de la Costa Blanca. La famille Mayeu y habitera six mois par an (de novembre à avril), les Gillain s’y rendant au moins une fois par an. C’est dans ce climat propice à la culture fruitière (citrons et oranges) et dans le charme encore sauvage de la région que Joseph Gillain peindra de nombreuses toiles.
Jijé, le dessinateur, va mener de pair deux séries, les histoires de Jerry Spring, avec « Les trois Barbus de Sonoyta » (Spirou septembre 1957 à janvier 1958) et la série Jean Valhardi, dont les synopsis sont fournis par Philip (son fils Philippe). « L’affaire Barnes » (Spirou septembre 1957 à février 1958) aura pour cadre le Mexique qu’il a connu huit ans plus tôt. Une partie de l’intrigue se déroule d’ailleurs dans Cuernavaca où ils ont résidé. Une fois cette intrigue résolue, Valhardi et Gégène se trouvent confrontés à une affaire d’espionnage, « Le Mauvais Œil » (Spirou avril à août 1958), où le chef de bande, Baru, n’est autre que l’ami de Jijé, Guy Bara (Guy Willems, né en 1923), le dessinateur de Max l’explorateur.
En même temps que cette histoire oculaire, Jijé entreprend de dessiner la vie de Bernadette Soubirous à la demande de l’hebdomadaire Line, édité par Raymond Leblanc (Le Lombard). L’histoire sera prépubliée en 19 planches (de mai à octobre 1958), à la fin desquelles l’éditeur décide que l’histoire est terminée. Jijé ayant dessiné 30 planches en tout, cette histoire ne sera publiée en album qu’en 1979, à l’initiative d’un ami de Jijé, Benoît Patar (ardennais vivant au Québec).